La mer quand elle a fait son lit sous la lune et les étoiles
et qu’elle veut sombrer tout à fait dans le sommeil ou dans
l’extase
la mer quand les poissons ont trouvé une autre route
pour tirer la soie du cocon et gagner leur temps de paresse
la mer quand plus rien ne la retient d’en faire à sa tête
le contrat des Compagnies maritimes ni le traité des Eaux territoriales
ni le cours du baril ni celui du dollar
la mer enfin quand elle peut se ranger pour de bon et voyager incognito
ne descend pas à l’hôtel comme on pourrait s’attendre
de la part d’une personne de son importance, non
car elle n’a rien à voir avec les chambres de hasard
et peu lui importe que des princes y soient descendus
la mer comme tout ce qui cherche mesure à sa soif ne descend pas, elle monte
elle monte dans les trains à petite vitesse les derniers survivants de l’ère vagabonde
à pratiquer le précepte bouddhique du voyage
et qui vont de gare en gare abandonnées dans la bruyère pour le plaisir de quelques vaches
elle monte dans les collines pour voir les toits d’ardoise et les tuiles
et la lumière sur eux qui pêche à la ligne et le mouvement de la terre alertée
elle monte aussi dans les chambres pour saluer les femmes
qui savent aimer et dont le corps garde longtemps la chaleur des étreintes
et là, s’arrête enfin et ses vagues l’une après l’autre se couchent dans leurs yeux
alors les femmes se lèvent car il est l’heure du café dans la cuisine
l’heure à nouveau d’affronter la houle des enfants et ces pensées en grand tumulte.
qui vont viennent se brisent en éclats de verre et toujours ressuscitent
Comme cet oiseau inlassable au fond du noyer qui répète
la même question — deux ou trois mots seulement — et le cœur est au large...
— Mère, que disais-tu déjà ?
(J’ai vu bouger tes lèvres) et ces yeux, qui te les a changés ?
Goffette, Guy, « Les portes de la mer », dans Liliane Wouters et Alain Bosquet, La poésie francophone de Belgique, 1903-1926, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises, 1992.